L’association Aspas cherche des réponses concrètes à la menace d’une sixième extinction de masse sur la planète dont a averti l’ONU. Elle achète des terrains dans toute la France pour en faire des réserves de vie sauvage. Dans le Vercors, elle s’apprête à faire sa plus grosse acquisition.
Ils sortent à la tombée de la nuit : des sangliers se hasardant à proximité de la seule habitation du coin à la recherche de nourriture et des cerfs heureux que la température ait baissé de quelques degrés en fin de journée. Peut-être aussi un ou deux loups qui errent à la lisière de la forêt.
Il y a encore moins d’un an, ces bêtes servaient de proies à des chasseurs qui venaient dans cet enclos de 200 hectares en plein cœur du Vercors pour des safaris privés.
Mais cette époque est révolue depuis que l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas) a décidé, en octobre 2018, de racheter le domaine de Valfanjouse, qui s’étend sur 500 hectares et comprend l’enclos de chasse. L’une de leurs premières actions a été de mettre fin à la concession commerciale qui permettait d’y organiser des week-ends de chasse payants.
L’Aspas n’a pas voulu acquérir cette vaste propriété, vendue pour 2,32 millions d’euros, pour les beaux yeux des biches ou des chamois seulement. L’association souhaite transformer toute la zone en réserve de vie sauvage afin que le domaine de Valfanjouse devienne un havre de paix pour une nature livrée à sa propre évolution.
“Cela consiste à acheter un terrain et à ne rien faire. C’est assez paradoxal car en France, lorsqu’on possède un terrain, c’est pour y faire quelque chose, comme chasser, exploiter le bois ou pêcher, alors que la libre évolution signifie qu’on l’acquiert pour le rendre complètement libre de la pression humaine”, explique Clément Roche, coordinateur des réserves de vie sauvage.
À se promener sur les sentiers rarement foulés par l’homme de cette zone, on comprend l’attrait qu’exercent ces lieux sur ces amoureux de la nature. “C’est un site extraordinaire, avec une variété d’écosystèmes presque unique en France”, s’enthousiasme Madline Rubin, directrice de l’Aspas. Il y a les ruisseaux en contrebas, protégés par des arbres aux branches recouvertes de mousse qui laissent filtrer une clarté presque féérique. Un autre chemin serpente à travers la forêt pour grimper au-dessus des 1 000 mètres d’altitude et débouche sur une prairie sauvage qui abrite des dizaines d’espèces de papillons. D’ici on peut voir les différents cols du Vercors qui forment la ligne d’horizon.
L’Aspas n’en est pas à son coup d’essai. Pour défendre la biodiversité, elle a déjà acquis cinq autres terrains depuis 2012, notamment en Côtes-d’Armor, dans la Drôme et l'Hérault, où ont été créées les Réserves de vie sauvage, un label non encore reconnu par l’État.
Mais le projet dans le Vercors est d’une autre envergure. “Les autres terrains sont bien plus petits. Nous disposons actuellement de 700 hectares et avec cette acquisition nous arrivons en un achat à près de 1 200 hectares”, précise Madline Rubin. Le projet s’inscrit aussi dans un contexte plus global de prise de conscience des dangers qui pèsent sur la biodiversité et la menace. Les experts de l’Onu pointent notamment du doigt le risque d’une sixième extinction de masse des espèces animales et végétales. “On n’a plus le choix, il y a urgence à réagir, et ces acquisitions de territoires constituent l’un des leviers pour répondre aux enjeux de la perte de biodiversité”, précise la directrice de l’Aspas.
La réserve du Vercors doit ainsi “devenir la vitrine de notre savoir-faire”, souligne Clément Roche. Aucune des espèces particulièrement menacées citées dans le rapport de l’Onu (Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques) n’a trouvé refuge sur le domaine de Valfanjouse, mais l’Aspas refuse de considérer la biodiversité comme un classement des animaux à protéger en fonction du risque d’extinction. Les écosystèmes se définissent par les interactions entre les différents représentants du règne animal et végétal, et, aux yeux de ces associatifs, il est aussi important de protéger les lions d’Afrique qu’un “arbre mort qui peut servir de nourriture ou de refuge à d’autres bêtes qui sans lui auraient plus de mal à survivre”, résume Clément Roche.
Dans ces écosystèmes, l’homme a sa place. L’Aspas ne veut pas que les randonneurs deviennent persona non grata dans leurs Réserves de vie sauvage. “A partir du moment où ils laissent leurs tronçonneuses et fusils à l’entrée, les visiteurs sont les bienvenus. Il faut juste qu’ils se comportent comme des mammifères respectueux de leur environnement”, explique Madline Rubin. Pour s’assurer que les touristes ne dégradent pas la nature, l’association forme des brigades de “sentinelles”. Ces bénévoles se baladent régulièrement sur les chemins des réserves pour traquer les éventuelles enfreintes au règlement (interdiction de la chasse, de la pêche, du bivouac…).
Le domaine de Valfanjouse doit aussi permettre à l’Aspas de souligner les insuffisances de l’État. Grâce à cette acquisition dans le Vercors, le seuil symbolique des 1 000 hectares en libre évolution sous leur tutelle sera franchi, ce qui fournira à l’association plus de poids politique. Une manière de rendre plus audible leur discours sur le retard que la France accuse sur d’autres pays européen en matière de protection de la nature. “Nous pallions les manquements de l’État”, affirme Madline Rubin.
Une critique qui peut surprendre. Après tout, la France dispose du plus important contingent de sites naturels protégés au monde recensés par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) (15 sites sur 45). Mais pour les défenseurs de la nature, c’est de la poudre aux yeux car, en tout, “seulement 1 % du territoire national bénéficie d’une protection forte [où la plupart des activités humaines sont interdites, NDLR]”, souligne Clément Roche. En réalité, le chiffre exact – publié chaque année par l’Observatoire national de la biodiversité – est de 1,37 % en métropole... ce qui reste très en deçà, par exemple, de l’Italie où environ 10 % du territoire est soumis à une protection forte.
Reste que l’Aspas doit encore finaliser la vente car l’intégralité des 2,3 millions d’euros n’a pas encore été levée. Outre les donations directes, l’association mise beaucoup sur une campagne de financement participatif pour réunir ce qui manque. Elle a déjà séduit plus de 5 000 internautes ayant promis de donner 590 000 euros sur un objectif de 650 000 euros. L’Aspas a jusqu’en décembre 2019 pour réunir la somme.
L’association ne mise pas seulement sur le Vercors pour porter haut les couleurs de la biodiversité. En parallèle, elle cherche aussi à acquérir une montagne à Vesc, au sud du Vercors. Une parfaite métaphore de la pente qu’il reste à escalader pour sauvegarder la biodiversité.