“En Irak, les Américains ont laissé derrière eux un pays détruit”.

Dix ans après l’intervention américaine, des Irakiens confient leurs souvenirs des neuf années de guerre qui ont détruit leur pays. Ils relatent les jours qui ont suivi la chute de Bagdad et la fin du régime de Saddam Hussein mais aussi les attaques perpétrées par al-Qaïda, devenues indissociables de leur quotidien. Tous expriment leur inquiétude à propos de l’incertitude qui plane sur leur pays.

© Crédits : FRANCE 24 - Textes : Malika Kerkoud

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Nagham Tamimi
40 ans, journaliste et militante. Mère de trois filles. Vit à Bagdad.

L’Irak aujourd’hui
Avant 2003, l’Irak n’avait connu que la dictature de Saddam Hussein. Aujourd’hui, c’est toujours un pays de dictature, mais aussi de misère, d’injustice, de meurtres. La situation actuelle est absolument incomparable à tout ce qui a précédé. Nous sommes à la merci d’une multitude de milices, de gangs et de partis qui monnaient le sang des Irakiens. Rompus à l’art de la corruption, nos politiques ont placé le pays au premier rang des États les plus corrompus de la planète. Avec eux, la belle Bagdad, jadis emblème de la culture et de la créativité artistique, est devenue la plus sale des capitales avec des milliards de dollars gaspillés ça et là.

Le jour où Bagdad est tombée
Je couvrais le conflit pour plusieurs chaînes arabophones, et ce jour-là je n’ai réussi à produire aucun reportage tant le choc fut intense. Ce n’était pas tant de voir la statue de Saddam Hussein tomber qui m’a choquée, mais de voir des forces étrangères pénétrer dans mon pays. Je n’arrivais pas à me défaire de l’image de cet étranger, venu au nom de la démocratie, piller les richesses de mon pays et tuer ses enfants. Et dès cet instant, mon combat commença.

L’image qui reste dix ans après
C’est celle de ce char américain qui, par une chaude journée de mai 2003, s’est emparé de l’emplacement où j’avais l’habitude de garer ma voiture, non loin de l’hôtel Palestine où séjournaient des dizaines de journalistes. Je suis arrivée sur place tôt le matin, comme à mon habitude, et j’ai alors vu qu’un char de l’armée américaine avait pris ma place. Comme j’avais arrêté ma voiture à côté du véhicule militaire, un Marine arborant ostensiblement ses armes m’a sèchement ordonné de m’éloigner. J’ignore d’où m’est venu le courage ce jour-là. Toujours est-il que je l’ai défié et je lui ai dit que cette place était la mienne, et ce pays le mien. Après un échange houleux, il a fini par me menacer de son arme et à me signifier qu’il n’hésiterait pas à m’abattre si je ne m’exécutais pas. « Oui, je vous déteste, vous et tous les Américains », lui ai-je alors répondu. Le traducteur irakien refusa de transmettre mes paroles, craignant pour sa vie.

Quel avenir pour l’Irak ?
Malheureusement, l’horizon est noir. Une éventuelle réconciliation nationale n’est qu’un vain espoir vu que le Premier ministre Nouri al-Maliki gouverne seul le pays, sans ce soucier de ce qui l’entoure. Il y a en Irak un climat d’injustice inimaginable. Certains assoiffés de pouvoir n’en ont jamais assez et nous n’avons pas fini de payer le prix de la guerre.



Le cheikh Abdel Sattar Abdel Jabar
Adjoint au secrétaire général du Conseil de gouvernement irakien, recteur de la mosquée du grand imam Abi Hanifa à Bagdad.

L’Irak aujourd’hui
L’état du pays est bien pire aujourd’hui que du temps de Saddam Hussein. Sous couvert d’un système démocratique mis en place par les États-Unis, l’Irak d’aujourd’hui est une dictature. Sous Saddam Hussein, le pays avait été épuisé par les guerres et l’embargo, mais la situation d’aujourd’hui est bien plus difficile car l’Irak est divisé par les violences confessionnelles et l’influence de puissances étrangères. Le pays souffre sur le plan de la sécurité, mais aussi sur les plans économique et politique. Plus de 86 % de la population irakienne vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté.

Le jour où Bagdad est tombée
Je me trouvais ce jour-là dans le quartier d’Azamiah, et nous n’en pouvions plus du régime de Saddam Hussein. Lorsque nous avons vu les forces américaines entrer dans Bagdad, nous avions l’espoir qu’elles amèneraient paix et sécurité, mais dès le début elles se sont jouées de nous. Je me souviens parfaitement des chars pénétrant à Azamiah. Les soldats américains sont alors rentrés de force dans toutes les maisons et tous les bâtiments, sans respect pour personne : ni pour les habitants ni pour les lieux saints ou sacrés.

L’image qui reste dix ans après
Il y a de nombreuses scènes de ces années d’invasion américaine qui ne s’effaceront jamais de ma mémoire. En 2004, pendant le mois de ramadan, j’ai été accusé d’avoir des liens avec des groupes terroristes. J’étais l’imam de la mosquée du grand imam Abi Hanifa. Pas moins de 36 voitures remplies de soldats sont venues chez moi. Les militaires ont forcé l’entrée de ma maison, l’ont fouillée et partiellement détruite. Mon épouse, mes enfants et moi avons été battus. J’ai ensuite été arrêté avec deux de mes enfants, l’aîné avait 22 ans et le second 15 ans. Les Américains m’ont accusé de ne pas croire en la démocratie et d’être un dangereux terroriste. Même mon voisin n’a pas été épargné : il a été battu, arrêté et accusé de complicité avec un terroriste parce qu’il m’avait autorisé à garer ma voiture chez lui.

Quel avenir pour l’Irak ?
Des années après leur départ, les Américains continuent à diriger l’Irak. La seule chose qui leur reste à faire est de revenir une seconde fois pour réparer ce qu’ils ont détruit. Ils doivent faire pression sur le Premier ministre Nouri al-Maliki pour rectifier l’équilibre politique en Irak. Ils doivent également reconnaître les crimes qu’ils ont commis dans notre pays et présenter des excuses à tous les Irakiens.


Al-Haj Raed Abou Ali
Fonctionnaire à Bagdad, 43 ans. Père de trois enfants. Vit à Bagdad.

L’Irak aujourd’hui
Quand les Américains sont arrivés, on pensait qu’ils apportaient avec eux la démocratie pour nous débarrasser de la dictature dans laquelle nous avions grandi. Mais ils ont amené des maux bien pires que ceux que nous connaissions. Ils ont semé la discorde entre nous, détruit le pays, pillé nos richesses, et puis ils sont partis en nous laissant nous entretuer. Tous les Irakiens détestent les Américains. Ils sont responsables des tensions confessionnelles entre sunnites et chiites, entre Arabes et Kurdes, entre chrétiens et musulmans.

Le jour où Bagdad est tombée
Quand les Américains sont entrés dans Bagdad, la capitale s’est transformée en ville fantôme. Dès le matin, une rumeur s’est répandue dans la ville, affirmant que les forces américaines allaient faire usage d’armes interdites [par les conventions internationales, NDLR]. Une grande partie des habitants ont pris la fuite, laissant tout derrière eux. Mon épouse, mes enfants et moi-même avons décidé de rester : si Dieu avait décidé que notre heure était venue, je préférais mourir dans ma maison.

L’image qui reste dix ans après
C’était fin 2004, je marchais avec des amis rue du Printemps à Bagdad quand nous avons vu un char américain ouvrir un feu nourri contre une voiture. Durant les cinq minutes de la scène, nous ne savions pas ce qui se passait. Nous nous sommes ensuite précipités vers la voiture pour secourir les passagers. Une famille entière avait été tuée, dont deux enfants qui ne devaient pas avoir plus de dix ans. C’est alors que les soldats américains se sont approchés et nous ont expliqué qu’il s’agissait de terroristes. Ils ont ensuite mis des sacs noirs sur nos têtes et nous ont détenus pendant plusieurs semaines uniquement parce que nous avions été témoins d’un de leurs crimes perpétrés en plein jour. Je n’oublierai jamais non plus l’image de ces soldats américains qui sortaient des banques irakiennes chargés de gros sacs noirs…

Quel avenir pour l’Irak ?
J’espère que les prochaines élections apporteront la stabilité au pays et permettront de mettre un terme aux conflits communautaires et religieux qui nous ont divisés. À l’époque de Saddam Hussein, on avait la stabilité, mais à peine assez de pain pour vivre. Aujourd’hui notre situation s’est améliorée du point de vue matériel, mais nous vivons dans une grande insécurité. Nous partons de chez nous le matin sans savoir si nous pourrons rentrer le soir.


Ali al-Kissi
Retraité, 51 ans, président de l’Association des victimes des prisons américaines en Irak. Vit en Allemagne.

L’Irak aujourd’hui
Les États-Unis ont laissé derrière eux un pays détruit. La situation ne pourrait pas être pire. Toute l’infrastructure a été détruite et il est n’est pas aisé de la reconstruire. Toutes les administrations qui se sont succédées depuis l’invasion se sont concentrées sur la formation d’un gouvernement d’union, mais l’Irak est un État et ne se résume pas à un gouvernement.

Le jour où Bagdad est tombée
J’habitais dans une zone rurale appelée Abou Ghraïb, située non loin de l’aéroport international de Bagdad, à environ 30 kilomètres de la capitale. J’étais déjà retraité de l’Éducation nationale. Dès les premières heures de l’invasion américaine, de violents bombardements ont précédé l’entrée des chars dans la ville. Mon épouse, mes enfants et moi-même avons accueilli à la maison plusieurs familles qui avaient dû fuir Bagdad, car on leur avait dit que les armes utilisées étaient interdites par des conventions internationales. Nous nous attendions tous à mourir à n’importe quel instant.

L’image qui reste dix ans après
Une semaine environ après le début de la guerre, des camions chargés de cadavres et de restes humains sont venus décharger leur contenu à proximité de nos habitations. Et des maladies étranges sont apparues, notamment chez les enfants qui jouaient près de ces décharges. Je me souviens qu’un jour, en me promenant près du quartier de Bab Sharqi à Bagdad, j’ai vu les forces américaines qui circulaient parmi les vendeurs proposer des armes au lieu des vêtements et autres petits appareils d’électroménager habituels. Devant un étal, on pouvait lire sur une pancarte : « Tueur à gages ». Les Américains se moquaient : un petit attroupement de soldats s’était formé devant le stand en question, les rires fusaient et certains soldats prenaient des photos.
Je me souviens également du premier jour de mon incarcération à la prison d’Abou Ghraïb. J’avais été arrêté pour avoir alerté les médias et notamment la presse française sur ce que faisaient les Américains des cadavres des Irakiens près de chez moi. L’enquêteur américain m’a demandé par le biais du traducteur : « Es-tu sunnite ou chiite ? ». Je lui ai répondu que jamais on ne m’avait demandé cela et que personne ne posait ce genre de question dans mon pays. Il m’a alors dit que désormais je devais m’y habituer. Durant mon séjour à Abou Ghraïb, j’ai été torturé de la pire manière : électricité, eau brûlante et autres humiliations à caractère sexuel.
Lors d’un interrogatoire, je me suis retrouvé face à un général américain à la retraite qui travaillait pour le compte de l’une des sociétés privées de sécurité qui ont fait des milliards de dollars de bénéfices sur le sang des Irakiens. « Je m’étonne de votre manque de coopération avec nous. Vous devriez nous remercier de vous avoir libérés et vous avoir garantit la liberté d’expression », m’a-t-il dit. « Vous nous avez donné la liberté de nous exprimer, mais nous voulons au moins la liberté d’uriner », lui ai-je répondu. Depuis la veille de l’interrogatoire, j’avais été privé de sommeil, de nourriture, d’eau et il m’était interdit de me rendre aux toilettes. J’avais été attaché à la porte de ma cellule dans une position qui rendait impossible le moindre mouvement.

Quel avenir pour l’Irak ?
La situation aujourd’hui est malheureusement plus que dramatique et nous laisse peu d’espoir pour l’avenir. À mon avis, la solution serait que le Printemps arabe gagne le pays et pousse les Irakiens à se soulever contre des dirigeants qui ne les représentent pas dans leur diversité. Ils sont au pouvoir depuis de trop longues années et ne font que piller les richesses de l’Irak et détruire ce qui avait été épargné par la guerre.


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