Survivre ou quitter le Liban
FacebookTwitter
découvrir

Depuis les années 1920, le pays du Cèdre abrite une importante communauté arménienne, issue à une très large majorité des survivants du génocide de 1915. Cette population, estimée à 140 000 personnes, dont une grande partie vit à Bourj Hammoud, dans la banlieue de Beyrouth, s’est fondue dans la société libanaise en participant activement à la vie économique et culturelle du pays.

Haut-lieu du commerce et de l’artisanat au Liban situé à quelques kilomètres du port de Beyrouth, Bourj Hammoud, surnommée la "petite Arménie", traverse une période trouble. Déjà fragilisés par la crise économique et sanitaire qui sévit dans le pays du Cèdre, ses habitants et ses commerçants ont le moral en berne, et ont même vu leurs dernières illusions être soufflées par la double explosion du 4 août.

Dans cette commune très dense, construite sur un ancien marais et s’étendant sur près de trois kilomètres carrés, les rues, d’ordinaire très animées, ont été désertées par les acheteurs en quête de bonnes affaires. Bijoux, maroquinerie, chaussures, sacs, prêt-à-porter, artisanat… Le savoir-faire des Arméniens, transmis de génération en génération, qui a fait la réputation des centaines de boutiques de Bourj Hammoud ne fait plus recette.

  Rue commerçante dans le quartier de Marash. Photo © Mehdi CHEBIL
"En tant qu'Arméniens, nous sommes habitués aux malheurs et à trouver des solutions"

Arpi Mangassarian, qui a fondé en 2012 Badguèr, un centre culturel dédié à l'artisanat et à la culture arménienne dans le quartier de Marash, promène un regard fier et nostalgique en arpentant les ruelles de cette ville-labyrinthe, dont elle connaît chaque recoin. "Ce sont les Arméniens qui ont construit cette ville, développé son économie et lui ont donné une âme, explique cette polyglotte énergique à France 24. Mais l’âge d’or est derrière eux, ils font face aujourd’hui aux problèmes économiques et sociaux qui s’accumulent dans le pays, et pensent souvent à quitter le Liban à la recherche d'une vie meilleure".

"Nombreux sont ceux qui veulent partir en Arménie, mais même là-bas il y a des problèmes. Regardez ce que la Turquie et l’Azerbaïdjan sont en train de faire en ce moment dans le Haut-Karabakh", soupire-t-elle.

Arpi Mangassarian - Photo © Marc DAOU

Issue d’une famille de rescapés du génocide de 1915, Arpi Mangassarian ne compte pas abandonner son centre culturel, l’œuvre de toute une vie passée à sauvegarder et à transmettre la culture et les traditions ancestrales et artisanales arméniennes. "Je ne peux pas dire que je suis optimiste, tout ce que l’on peut faire, c’est de compter sur nous-mêmes et notre travail pour rebondir".

La bâtisse rose du centre Badguèr a été endommagée par les explosions du port de Beyrouth, et presque toutes ses fenêtres ont été pulvérisées. Les dégâts sont estimés à 9 000 dollars (soit 7 700 euros) par Arpi Mangassarian, soit l’équivalent d’une fortune dans un pays qui subit une hyperinflation doublée d’une dépréciation galopante de la monnaie nationale.

"Nous avons dû fermer le centre et le restaurant pendant trois semaines, déplore-t-elle. Après la catastrophe, j’ai ressenti une profonde tristesse, j’étais démoralisée, et j’ai même pensé à tout fermer pour de bon. Mais ce sont mes parents centenaires et mes racines qui m’ont donné la force de redémarrer malgré les difficultés, et puis nous avons reçu quelques petites donations qui nous ont permis de restaurer le centre", confie-t-elle.

Les explosions ont sensiblement affecté les rentrées financières de Badguèr, déjà plombées par la crise économique et la crise sanitaire liée au Covid-19. "Nous avons été obligé de réduire nos activités et notre personnel en attendant des jours meilleurs. En tant qu'Arméniens, nous sommes habitués aux malheurs et à trouver des solutions".

  Quartier de Marash. Photo © Mehdi CHEBIL
"Je mourrai ici même s’ils nous étranglent petit à petit"

Dans la même rue, en face du centre culturel, Hampig Sherbetjian, 65 ans, inspecte sa nouvelle porte d’entrée et sa vitrine translucide, installées quelques jours après les explosions du 4 août qui ont endommagé son magasin et son atelier de maroquinerie artisanale. "Nous avons rapidement entrepris les réparations afin d’éviter les vols de marchandises. Trois jours après, nous avions rouvert le magasin et réexposé sacs et ceintures en vitrine, indique-t-il. En vain, ça ne suffit pas pour faire revenir les clients dans le secteur".

Hampig Sherbetjian - Photo © Marc DAOU

Hampig Sherbetjian a ouvert son magasin en 1973 et confie n’avoir jamais connu de période aussi noire pour Bourj Hammoud. "La crise économique qui frappe nos commerces remonte à au moins deux ans, mais la situation s'est encore aggravée avec le Covid-19 et après les explosions du port, précise-t-il. Il faut être lucide, promenez-vous dans les rues, vous verrez que les trois quarts des magasins sont vides ou fermés, faute de clients".

Et d’ajouter : "Dire qu’avant, tout le Liban venait chez nous à Bourj Hammoud. Musulmans, chrétiens, druzes… Ils venaient tous ici. Aujourd’hui il n’y a presque plus personne".

Malgré la situation difficile, le maroquinier n’entend pas fermer boutique. "Il faut tenir. Avant, j’avais six employés au total. Crise oblige, je suis seul avec mon épouse à travailler aujourd’hui, souligne-t-il. Je resterai au Liban pour toujours, je suis né ici, l'histoire de ma vie a commencé à Bourj Hammoud, et je mourrai ici, même s’ils nous étranglent petit à petit".

L’épouse et la fille de Hampig Sherbetjian ont obtenu leur passeport arménien après en avoir fait la demande. "Je n’ai pas demandé de passeport à l'ambassade, mais ma fille et son mari envisagent sérieusement d'aller vivre en Arménie, je peux les comprendre, mais ça sera sans moi".

  Le joaillier Jacques Ekmekjian montre une photo de sa bijouterie qui a été soufflée par les explosions de Beyrouth. Photo © Marc DAOU
"Je pense que c’est fini pour le Liban cette fois"

À moins d’une centaine de mètres, dans une rue parallèle à l'étroit canal de ciment du fleuve tari Nahr Beyrouth, Raffi Pamboukian, 39 ans, n’a plus aucun espoir en l’avenir du Liban, et se donne jusqu’à la fin de l’année avant de décider de quitter le pays ou non.

Raffi Pamboukian - Photo © Marc DAOU

Propriétaire d'un petit atelier de fabrication de chaussures, il était dans son atelier, avec ses employés, le 4 août, au moment de la double explosion. "Nous avons entendu le verre des portes et des fenêtres se briser et les murs trembler. Nous nous sommes jetés à terre, c'était terrifiant. Heureusement, nous n'avons pas été gravement blessés et les dégâts sont légers par rapport à ceux qui ont tout perdu", estime-t-il.

"Les conséquences des explosions se font toujours ressentir, explique Raffi Pamboukian. Même si nous souffrions tous déjà de l'absence de clients, plus personne n’a d’argent pour consommer en raison de la dépréciation de la livre libanaise par rapport au dollar, sans compter l'épidémie de Covid-19. Nous avons perdu près de 60 % de notre chiffre d’affaires depuis que la crise économique a frappé le pays".

Cet artisan "pense que c’est fini pour le Liban cette fois". Et il poursuit : "Je continuerai à travailler jusqu'à la fin de l'année et ensuite je verrai ce que je ferai, peut-être que je quitterai le pays, j'y pense sans cesse… C'est un choix difficile, mais il est inévitable, chuchote-t-il, en recoiffant sa chevelure argentée. Je veux aller dans des pays où l’on prend soin de la population, où ma famille serait protégée, ainsi que mon business. Ici au Liban, ça n'existe pas : les gouvernants ne nous voient pas."

Raffi Pamboukian ne pense pas que la situation puisse s’améliorer. "Quand j'ai commencé à travailler il y a vingt ans, la situation politique et économique n’était déjà pas enviable, mais les gens disaient qu’il fallait attendre un peu et garder espoir le temps que la situation s'améliore. Même mon défunt père, dont j’ai hérité cet atelier, me disait qu'il y a de l'espoir pour ce pays, se souvient-il. Mais au final, c’est toujours le contraire qui se produit : la situation s’est aggravée, et chaque génération a vu ses efforts réduits à néant. Combien faut-il encore attendre pour que la situation s’arrange ? Cent ans de plus ?"

"Bourj Hammoud, c’est ma vie. Je suis né ici et j'ai grandi ici. C'est ma maison. Si j'avais vraiment le choix, j'y resterais jusqu'à mon dernier souffle, confie-t-il. Mais que puis-je faire et combien de temps dois-je souffrir avec ma famille ? Tout le monde veut partir".

  Des bâches en plastique servent de vitrines à certains commerçants sinistrés. Photo © Mehdi CHEBIL
"J’ai envie de pleurer quand je vois ce qu’est devenu Bourj Hammoud"

Quelques ruelles plus loin, Vatché Hajakian, un confectionneur qui a subi des pertes de plusieurs milliers de dollars après les explosions du 4 août, rumine sa colère. Lui aussi veut quitter le Liban pour aller vivre en Arménie, car "il ne reste plus rien à Bourj Hammoud".

"Nous étions dans l’atelier de confection lorsque le port a explosé, nous avons été secoués ; c’était tellement puissant que j’ai cru que notre immeuble avait été touché par un missile israélien, heureusement que personne n’a été blessé", confie-t-il avec sa voix de ténor.

Vatché Hajakian (à gauche), assis à côté de l’un de ses employés. Photo © Marc DAOU

"Nous confectionnons des vêtements pour femmes depuis 1989, mais depuis plus de deux ans, les bénéfices ont tellement baissé qu'on ne peut plus continuer à travailler dans de telles conditions", plaide-t-il.

Vatché Hajakian dit désormais lutter pour survire, en travaillant au jour le jour. "Entre le coronavirus et la crise économique qui nous laminent, nous ne pourrons pas tenir comme ça plus d’un an. Tout devient de plus en plus cher et toutes mes matières premières, du fil à la fermeture éclair, sont indisponibles au Liban ; il faut les acheter en dollars à Taïwan, en Malaisie ou en Chine, mais c’est impossible ! Nous n’avons aucune visibilité, peste-t-il. En fait si : la seule chose que nous pouvons prédire c’est que ce sera de pire en pire et nous regretterons l’année 2020, c’est dire…"

Très pessimiste, il semble, à 55 ans, avoir déjà tiré un trait sur sa vie au Liban. "Cette classe politique nous a ruiné, je n’ai confiance en personne, les politiciens se transmettent les postes de père en fils, pour quel résultat ? Pourquoi cherchent-ils à détruire ce pays qui pourrait être paradisiaque ? Ils ont tout détruit, nos vies et nos maisons, j’ai envie de pleurer quand je vois ce qu’est devenue Bourj Hammoud, ils nous ont détruits moralement et économiquement".

Et d’ajouter sans décolérer : "Nous, les Arméniens, sommes un peuple travailleur qui ne ménage pas ses efforts. Depuis que je suis né je me bats pour gagner ma vie, je ne veux pas être obligé de mendier à la fin de mes jours. Même lorsqu’il est arrivé sans rien au Liban, après le génocide perpétré par les Turcs, l’Arménien n’a jamais fait la manche. Nous avons toujours travaillé et tout construit à la sueur de notre front".

Vatché Hajakian avait prévu de quitter le Liban pour émigrer en Arménie à la fin de cette année. Mais l'épidémie de Covid-19 l'a bloqué et contraint à reporter son projet à une date ultérieure. "Je devrais être aujourd’hui en Arménie, j’avais décidé de tout vendre ici et de prendre un aller simple sans revenir ici. Mais la crise bancaire et économique m’a empêché de vendre et d’avoir accès à mon argent".

Le confectionneur, natif de Bourj Hammoud et père de deux filles, ne partira pas sans regret. "Sachez que j’aime ce pays dans lequel j’ai grandi, plus que l’Arménie que je considère aussi comme mon pays, c’est dur de quitter ses racines et de partir, mais nous n’avons plus le choix".

  Église Saint-Vartan de Bourj Hammoud - Photo © Mehdi CHEBIL
"Je pensais pouvoir construire mon avenir ici, j’ai eu tout faux"

De l’autre côté de la ville, face à l'église Saint-Vartan de Bourj Hammoud, Hagop Badalian, un dessinateur de bijoux âgé de 25 ans, époussette les présentoirs vides de la joaillerie qui l’emploie. Le 4 août dernier, la boutique avait été soufflée par les explosions au port de Beyrouth. Près de deux mois après, le propriétaire a fait réinstaller les vitrines, mais les bijoux et les parures ne sont toujours pas exposés et la boutique reste fermée.

"Mon patron s’active pour quitter le Liban, il a entamé des démarches pour aller s’installer à Lyon. La situation est très instable dans ce pays, en raison des multiples crises qui plombent tout, sans compter la double explosion et ses conséquences qui sont venues s’ajouter", analyse le jeune ressortissant syrien d’origine arménienne.

Hagop Badalian - Photo © Mehdi CHEBIL

"Je suis né à Alep, où vit une importante communauté arménienne, poursuit-il. J’ai fui la Syrie en guerre, en 2016, en pensant construire mon avenir ici, mais j’ai eu tout faux. Pourtant, lorsque je suis arrivé, la situation était tout autre, il y avait de la vie à Bourj Hammoud, il y avait du travail. Aujourd’hui, tout est à l’arrêt"

Hagop Badalian dit s’en sortir et joindre les deux bouts en faisant quelques sacrifices. "Les conditions de vie se sont détériorées. Tout est cher désormais, il faut faire attention à tout. Je me demande comment va-t-on pouvoir continuer à vivre ici. Je ne veux pas rentrer en Syrie et je ne vois pas mon avenir au Liban".

Le jeune homme à la fine barbe et au visage poupin compte quitter le pays pour l’Australie où il a " un peu de famille". "Je ne veux pas rentrer en Syrie et je ne peux pas construire mon avenir ici. Je n’ai pas d’autre choix que de quitter le Liban, poursuit-il. J’ai déposé une demande de visa quelques jours après les explosions du 4 août, j’espère qu’ils me l’accorderont. Mes amis, qui sont dans la même tranche d’âge que moi, espèrent tous aussi partir un jour".